Tek4life est engagée pour rendre les activités des organisations compatibles avec le vivant. Pour atteindre cet objectif, c’est le modèle d’affaires qui doit évoluer et la transformation des référentiels et métriques, pour « tenir compte » des capitaux naturels. C’est un levier majeur.
C’est dans ce contexte que nous avons rencontré Laetitia Leger, cheffe de projet innovation à la FNCUMA (Fédération Nationale des Coopératives d’Utilisation de Matériel Agricole). Avec le soutien de tout un réseau de partenaires, une expérimentation a commencé dans 5 fermes en Ille et Vilaine. Objectif : intégrer les capitaux humains et environnementaux dans le bilan comptable de l’exploitation agricole.
Nous avons posé 5 questions à Laetitia.
1. Qu'est-ce que le réseau CUMA ?
Le réseau fut créé après la 2ème guerre mondiale, au moment de la reconstruction du pays. Le gouvernement a impulsé la modernisation de l’agriculture notamment via le déploiement de la mécanisation et a incité les agriculteurs à se regrouper pour y accéder; le réseau Cuma naissant donc en 1945.
Il représente maintenant à peu près la moitié des agriculteurs français, soit 195 000 adhérents. Notre objectif est de les accompagner au mieux et de leur offrir des services. Beaucoup de choses se mutualisent en CUMA : l’emploi, les projets, car innover ensemble permet de diminuer les risques. On maximise nos chances en étant en groupe.
Il y a une fédération nationale, 10 fédérations régionales, 45 fédérations départementales ou de proximité, avec des salariés qui fournissent un accompagnement juridique, comptable, des conseils en agroécologie, une mutualisation de l’emploi, des formations, etc.
2. Comment est né ce projet de triple-comptabilité ?
Les projets dans le réseau CUMA sont faits par les agriculteurs pour les agriculteurs. Le Réseau CUMA fait en sorte de porter leur volonté et surtout de donner la possibilité d’expérimenter, de tester de nouvelles solutions, de nouvelles méthodes, des nouvelles machines, et plus encore.
Les agriculteurs sont conscients du dérèglement climatique. Ils sont aussi préoccupés par le renouvellement des générations, il s’agit de transmettre un outil de travail qui soit durable et enviable.
C’est Michel Lemonnier , un éleveur laitier de la Cuma La Fourragère, également président élu de l’AGC Ouest (Association de Gestion et Comptabilité), qui a découvert la triple-comptabilité. Il a tout de suite vu un intérêt à la mettre en place dans le monde agricole et a fait remonter l’information. C’était en 2017. Après des hauts et des bas, nous avons réussi à transformer son idée en projet.
3. Avec quels outils travaillez-vous ?
Nous avons fait le choix, avec l’équipe projet, composée d’agriculteurs et d’acteurs du territoire impliqués dans la méthodologie de projet, de nous focaliser sur 6 capitaux : eau, sol, air, biodiversité, l’humain et le troupeau.
On se base sur les études qui ont été faites par l’agriculteur, les déclarations obligatoires, les factures, l’achat d’engrais vert par exemple. Des techniciens se déplacent sur les fermes pour interroger, questionner l’agriculteur sur ses pratiques. Ils observent et font un test de bêche pour avoir des informations sur le sol, la matière organique. Nous recueillons ainsi des données.
Ces données sont ensuite traitées grâce à un couplage d’outils : CARE et IDEA 4.
Ces deux méthodes possèdent déjà une base d’indicateurs fiables sur laquelle nous appuyer. IDEA 4 a déjà une vingtaine d’années de recherche derrière elle, avec un pôle d’une quinzaine de chercheurs. Ils ont déjà un diagnostic à 360° des impacts d’une exploitation agricole.
Nous voulons standardiser et objectiver au maximum la comptabilité. Nous sommes en train de réfléchir à un diagnostic complémentaire pour arriver à traduire les données recueillies en données comptables. Le diagnostic CARE permet de le faire, en convertissant, à l’échelle de l’hectare, les impacts physiques en valeurs monétaires par exemple.
4. Avec quels agriculteurs travaillez-vous ?
Pour la première phase du projet, nous travaillons avec 5 agriculteurs installés en BIO. Pour la seconde phase, à partir de janvier 2024, nous travaillerons avec 5 agriculteurs installés en conventionnel.
Pour entrer dans la démarche, il faut être volontaire et en quête de transparence afin de mieux comprendre quels sont réellement les impacts. Nous partons du principe que si les agriculteurs ont aujourd’hui un impact sur l’eau, le sol, l’air, c’est parce qu’ils répondent à une demande des pouvoirs publics, des consommateurs, des acteurs du territoire, etc.
Le but du projet est d’aller vers des dispositifs permettant de soutenir, mettre en lumière, valoriser les agriculteurs qui veulent faire mieux.
5. Quel est l'objectif d'avoir un bilan comptable élargi ?
L’objectif final est la prise en compte de la valeur réelle de l’exploitation, environnementale et sociale et pas seulement sur le plan financier. Ce qui conduit à une feuille de route pour améliorer ses impacts. Mais ceux-ci resteront du cas par cas, en fonction de chaque ferme, qui a son contexte, ses enjeux, son historique propre. Il s’agit donc de faire un constat avec l’agriculteur et de se fixer des objectifs pour faire mieux.
Grâce à la triple comptabilité, nous avons un outil d’aide à la décision, pour se projeter à court, moyen et long terme. C’est vraiment un objectif long terme que d’améliorer la qualité de l’eau et du sol de son exploitation. On a ce suivi et cette feuille de route pour les années à venir.
Pour l’instant nous sommes dans l’expérimentation : la triple comptabilité ça ne parle pas à 100% du réseau. Ce projet sert aussi à initier les questions.
“Le but c’est de rectifier le tir ensemble, en collectif, sur un territoire.”
On part du principe que c’est le système de marché, productiviste, qui nous a amené à cette agriculture, une volonté politique due aux multiples enjeux pour nourrir la population. Ce que prône ce projet, c’est de permettre aux agriculteurs de retrouver une autonomie de décision et de pratique sur leur exploitation.
Et cette autonomie démarre maintenant, grâce à un état des lieux exhaustif. Il sera certainement imparfait, mais c’est notre point de départ. Le point d’arrivée peut être très loin mais au moins on vise quelque chose d’ambitieux, pour le bien commun, pour le bien des capitaux qu’on partage tous.
Pointer du doigt ne sert à rien, ça ne fera pas avancer les choses. Aujourd’hui ce qu’on veut c’est s’améliorer, et c’est possible plus vite et plus efficacement en collectif. Les agriculteurs ne sont pas seuls dans la démarche, ils ne sont pas seuls responsables. Malgré les résultats inscrits dans leur bilan comptable, ils n’ont pas fait ces choix seuls. Aujourd’hui le but c’est de rectifier le tir ensemble, en collectif, sur un territoire.
Nous voulons initier, avec des acteurs du territoire, des dispositifs pour soutenir les efforts des agriculteurs. Qu’il y ait un lien avec l’association du coin pour venir donner un coup de main, ou pour visiter la ferme ; des paiements pour services environnementaux, par exemple pour les haies entretenues de manière écologique, pourquoi pas le financement d’un plan de gestion écologique à l’échelle d’une exploitation, la valorisation des pratiques dans le journal local, etc. Tout reste à construire et c’est ce qu’on essaye de faire dans nos approches.