« Je me demande ce que nos descendants penseront des hommes que nous avons été. Quelle image ils se feront de cette époque où la vie, comme une vague, s’est retirée du monde. Ils découvriront sans doute que nous n’avons pas été plus héroïques que d’autres, que nous nous sommes débattus, que nous fûmes à la fois sublimes et minables », écrit Leïla Slimani dans son « Journal du confinement ». Effectivement, l’histoire jugera sans doute qui fut sublime ou minable, mais on peut déjà observer que beaucoup de femmes et d’hommes « se débattent » en proposant leurs visions d’un « monde d’après » qui dépasserait les turpitudes du monde présent. Les tribunes, analyses, manifestes, pétitions s’accumulent. Ils témoignent d’une belle vitalité du débat public. En même temps, ce foisonnement nous désoriente tant il faut un effort de lecture et de synthèse pour tout lire, tout comprendre.
Dans une de ces tribunes, tranchante, datée du 14 mai, le philosophe Pierre Charbonnier critique la stratégie de la « communion universelle » pour l’écologie, fausse unanimité « incantatoire, inefficace et contre-productive » portée notamment par Nicolas Hulot et son « Temps est venu ». Selon lui, la vérité est « un peu plus inconfortable : l’écologie (…) nous divise bien plus qu’elle nous rassemble. » « Tant mieux, conclut-il, car c’est de cette division que naîtra une clarification de nos objectifs. »
Il est en effet naïf de penser (ou cela relève de la croyance) que les oppositions exacerbées d’avant la covid-19 se seraient évaporées du fait du combat commun contre un virus, et plus encore qu’elles se seraient transmuées en un projet commun humaniste et écologique. Nous en sommes loin. Il est probable que Nicolas Hulot en est parfaitement conscient, l’idée de communion universelle étant pour lui davantage un moyen de se faire entendre qu’une fin. D’ailleurs les points de vue exprimés dans les médias ne convergent pas tous vers un tel projet. Les lignes de clivage « sont omniprésentes dans notre quotidien », rappelle à juste titre Pierre Charbonnier.
Un plan vert européen enfin ambitieux
Pour être concret, partons des propositions politiques qui ont le plus de chances d’organiser l’avenir, et examinons-les pour tenter de les améliorer collectivement. Celles de la Commission européenne annoncées le 20 mai sont intéressantes. La Commission a adopté deux stratégies du « Pacte vert pour l’Europe » (le « Green deal ») : une « nouvelle stratégie globale en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 », et une stratégie « De la ferme à la table » associée à la première.
La Commission propose de « transformer au moins 30 % des terres et des mers d’Europe en zones protégées gérées efficacement », dont 10 % de façon stricte, contre 11 % des espaces marins et 26 % des terres aujourd’hui, de « restaurer les écosystèmes dégradés de l’UE dont l’état de conservation est médiocre » et de « réduire les pressions qui s’exercent sur la biodiversité ». Parmi les mesures significatives, un nouveau cadre juridique pour la restauration de la nature, « avec des objectifs contraignants pour restaurer les écosystèmes » ; qu’au moins 30 % des habitats et des espèces de l’UE atteignent un statut favorable de conservation ; la plantation d’au moins 3 milliards d’arbres, « dans le plein respect des principes écologiques » et la protection des forêts primaires et anciennes encore présentes. Dans la partie « De la ferme à la table », il est proposé d’atteindre d’ici à 2030 une réduction de 50 % de l’utilisation globale des pesticides chimiques et du risque associé, et une réduction de 50 % des pesticides les plus dangereux ; une baisse du recours aux engrais d’au moins 20 % ; une réduction de 50 % des ventes d’antimicrobiens destinés aux animaux d’élevage et à l’aquaculture ; une proportion de 25 % des terres agricoles consacrées à l’agriculture biologique, contre 7,5 % aujourd’hui. Un paragraphe critique également le sacro-saint régime carné, étant donné ses impacts sanitaires et environnementaux. La stratégie vise aussi « à stimuler les systèmes d’imposition et de tarification pour mieux refléter les coûts environnementaux réels, y compris les coûts de l’appauvrissement de la biodiversité », un point auquel Tek4life est particulièrement sensible puisqu’elle a créé l’Alliance ComptaRegeneration2020, qui explore comment mettre en œuvre des comptabilités écologiques.
Le conflit des pesticides
Il faudra que les moyens suivent, et que le Parlement et le Conseil européen soutiennent ces stratégies, ce qui n’est pas gagné, mais l’ambition ainsi affichée tranche avec le faible engagement écologique qui prévalait il y a peu à la Commission. Ainsi, l’objectif de réduction de 50 % des pesticides en général et du risque associé prend à rebrousse-poil les producteurs de phytosanitaires. Selon Libération, Géraldine Kutas, directrice générale de l’Association européenne de protection des cultures (ECPA), estime que cet objectif « n’est pas réaliste et n’aura pas les effets désirés ». Dans sa « feuille de route agroécologique à l’horizon 2030 », dévoilée le 14 mai, BASF France – Division Agro annonce « réorienter son business model, grâce à l’innovation, afin que les produits phytosanitaires conventionnels représentent au maximum 70 % du chiffre d’affaires global en France », ce qui ne semble pas compatible avec une réduction de 50 % de l’utilisation de ses pesticides.
Lignes de clivage donc, là encore. Chaque mesure annoncée trouvera ses opposants, du côté de ceux qui ne les trouvent pas encore assez ambitieuses, précises ou rapides, comme du côté de ceux qui les jugent irréalistes. « Nous devons identifier avec qui et contre qui nous sommes dans cette bataille (quitte à être un moment contre nous-mêmes), quels attachements et quels assemblages entre institutions, machines, pouvoirs, milieux, nous voulons », soulignait Pierre Charbonnier dans sa tribune. Notre époque est truffée de choix à opérer — rapidement dans le contexte environnemental dégradé qui est le nôtre — dans les champs de l’énergie, des transports, de l’agriculture et de l’alimentation, des matériaux, des déchets, de l’organisation des villes et des territoires, etc.
Hiérarchiser par l’écologie relationnelle
Le débat politique démocratique est par nature conflictuel. Pour éviter de s’étriper par tribunes interposées, ou pire, sans doute faut-il garder en tête que des objectifs européens et nationaux sont généraux, qu’ils fixent un cap, un horizon, ou devraient en tout cas être conçus comme tels en régime démocratique. L’arbitrage entre des mesures aptes à atteindre ces objectifs ne peut faire sens que dans une pratique continue de dialogues, à diverses échelles, de façon à traiter les tensions comme occasions de dépassements collectifs. Il faut parvenir à s’entendre sur le sens des actions à mettre en œuvre, en les hiérarchisant, car tout ne se vaut pas et tout n’est pas réalisable. Autrement dit, s’engager dans une « écologie relationnelle », comme le soutient remarquablement le jeune géographe et anthropologue Damien Deville dans Le Vent se lève.
De ce point de vue, la gestion de l’épidémie en France a confirmé qu’un objectif commun a de meilleures chances d’être atteint, en particulier en régime d’incertitudes, s’il implique tous les acteurs, à toutes les échelles du territoire, et si ceux-ci n’ont pas, du même coup, le sentiment d’être ballottés entre des mesures incohérentes, contradictoires et infantilisantes. L’appui sur une expertise scientifique, bien entendu nécessaire, ne suffit pas à légitimer un mécanisme de prise de décisions vertical et peu transparent, pas plus qu’une communication répétitive et à sens unique.
Vers une responsabilisation positive
En complément de l’expertise — qu’il faudrait rendre « intégrative des savoirs scientifiques et des formes de connaissances basées sur l’expérience et le vécu des populations », assure l’écologue Serge Morand —, les éclairages économiques, philosophiques, sociologiques, anthropologiques, historiques et artistiques doivent être largement partagés dans les grands médias pour questionner et éclairer nos choix individuels et collectifs. Ainsi, le philosophe André Comte-Sponville a-t-il appelé avec force (France Inter, 22 avril) à « ne pas faire de la santé la valeur suprême », à « ne pas demander à la médecine de tenir lieu de politique et de morale, de spiritualité, de civilisation ». Une position discutable (la liberté de mourir ne vaut pas plus que la liberté de ceux qui ne le veulent pas), mais qui a eu le mérite de faire réfléchir à ce à quoi l’on tient. De même, avec Bruno Latour et sa proposition « d’aide à l’auto-description » (AOC, 30 mars 2020) qui a inspiré le projet « Ma voix porte ». Le « sublime » évoqué par Leïla Slimani renvoie finalement à la responsabilisation positive de chacun — le contraire d’une culpabilisation — , une condition nécessaire, mais malheureusement non suffisante, pour organiser collectivement des territoires et des pays autonomes et résilients.