Nicolas Antheaume enseigne la comptabilité environnementale depuis 1997. Professeur et chercheur à Nantes Université, il fait aussi partie de la Chaire “Performance globale multi-capitaux” d’Audencia. Il a ainsi participé à l’élaboration de la méthode de comptabilité écologique LIFTS.
Il fait partie des chercheurs de la première heure sur ces sujets. En tant qu’expert intervenant lors de la formation Mesures d’impact et comptabilités socio environnementales, organisée par Tek4life, Nicolas Antheaume nous raconte dans cet entretien, l’évolution des sujets autour de la comptabilité écologique, et ce qu’il reste encore à construire.
Si je remonte le fil de votre carrière professionnelle, vous faites partie des chercheurs de la première heure sur les thématiques de mesures d’impact et de comptabilités écologiques. Pourriez-vous nous en dire plus ?
J’étais peut-être la deuxième personne en France à faire une thèse spécifiquement sur le sujet de la comptabilité environnementale, en 1999.
La première thèse a été publiée par Bernard Christophe. Il était d’ailleurs membre de mon jury de thèse.
J’ai été le premier chargé de mission du conseil national de l’ordre des experts comptables, sur les questions de comptabilité environnementale. J’ai coordonné la publication des 4 premiers ouvrages du conseil de l’ordre sur la comptabilité environnementale. C’était dans la deuxième moitié des années 90.
Pourriez-vous commenter l’évolution de ces thématiques dans le milieu économique, tout au long de votre carrière ?
On est passé d’un sujet de curiosité, à un sujet de recherche et développement puis à un sujet de volonté d’avoir des résultats opérationnels.
Sujet de curiosité, dans les années 70, lorsque quelques chefs d’entreprise un peu éclairés ont compris qu’il y avait là des enjeux. Quelques entreprises, pionnières, ont fait des expérimentations sur le sujet, aux États Unis, en Grande-Bretagne, en Suisse, Migros par exemple.
Et puis, à un moment donné, il y a eu des enjeux. L’Union européenne a commencé à travailler sur des projets, par exemple de taxe sur l’électricité. Nous avons alors essayé de comprendre le coût social de l’électricité, les dommages qu’elle pouvait occasionner en termes d’impact sur l’environnement.
Ce sujet pouvant faire l’objet de textes de loi, les entreprises ont commencé à vouloir développer leur propre expertise. J’étais alors un jeune consultant, lorsqu’il y a eu les premiers terrains de recherche. Je travaillais à Bio Intelligence Service, une société d’expertise scientifique dans le domaine de l’environnement et des sciences de la vie. J’ai été missionné pour explorer ce sujet et ainsi apporter une connaissance et une expertise aux grandes entreprises. Ce travail a constitué ma thèse de doctorat, cofinancée par l’ADEME et Bio Intelligence Service.
Lorsque j’ai pris mon poste à Nantes Université, j’ai continué à collaborer avec des entreprises, sous la forme de contrats de recherche, ou d’accompagnement de thèse CIFRE. Un jour j’ai été associé sur une mission de conception de produit. Nous devions étudier le retour sur investissement de l’écoconception. Sur ce projet, il y avait à la fois une direction de la recherche, une unité qui était spécialisée dans la conception des produits, mais il y avait également la direction financière de l’entreprise qui était impliquée. J’ai été alors associé à la conception d’outils pour compter, pour rendre des comptes, mesurer l’impact écologique, aider à la décision. Nous n’étions plus dans un sujet de curiosité, ni dans de la recherche et développement, nous étions passés à l’opérationnel, et la création d’outils qui marchent.
Vous avez participé à l’écriture des nouvelles directives de la CSRD, êtes-vous satisfait du niveau d’exigence de ces nouvelles directives ?
En fait, sur une période d’un an, j’ai été associé à l’écriture d’un petit bout de la CSRD, j’ai contribué à la rédaction de certains textes. Notamment la partie qui concerne les standards sur l’eau et les ressources maritimes.
Je pense que le niveau d’exigence est intéressant. L’entreprise va considérer à égalité comment elle est financièrement impactée par la manière dont le monde évolue et son propre impact sur l’évolution du monde.
Par exemple, si c’est une entreprise du secteur agro alimentaire, elle va prendre en compte les impacts du réchauffement climatique qui menacent ses sources d’approvisionnement. S’il y a des sécheresses dans certaines régions, l’entreprise va avoir des problèmes d’approvisionnement avec un impact sur sa capacité à conduire son activité et donc à faire du chiffre d’affaires. Ici, c’est le regard d’un investisseur, qui ne s’intéresse pas au changement climatique comme une menace écologique, mais qui veut s’assurer que l’entreprise va se protéger des conséquences négatives.
Ce qui est intéressant avec la CSRD, c’est qu’elle maintient cette importance, mais donne une importance égale à l’impact de l’entreprise sur l’évolution du monde. Elle doit maintenant considérer comment elle va contribuer à aggraver ou à lutter contre le réchauffement climatique à travers son activité.
C’est un deuxième regard qui est plus citoyen, ou politique, où on considère la responsabilité de l’entreprise, ou sa contribution, pour atteindre des objectifs de développement durable à travers la manière dont elle exerce son business.
Avec la CSRD, ce qui est intéressant en termes de niveau d’exigence, c’est qu’elle repose sur le principe d’égalité entre ces deux critères de matérialité, matérialité financière et matérialité d’impact. On parle de double matérialité. C’est un niveau d’exigence important et nouveau dans les textes sur l’information de durabilité que doivent publier les entreprises. L’idée n’est pas d’identifier uniquement les sujets qui correspondent à ces deux critères à la fois. Dans une logique de reporting, l’idée est d’affirmer qu’un sujet matériel du point de vue de l’impact pour les milieux naturels a la même importance qu’un sujet matériel du point de vue de l’impact financier pour l’entreprise.
Maintenant le texte, entre les versions intermédiaires, et les multiples discussions, compromis, etc. il est peut-être plus simplifié que les toutes premières versions qui ont été soumises, et on est nombreux à juger que le niveau d’exigence n’est pas aussi élevé qu’on l’aurait souhaité, de notre point de vue, de spécialistes très exigeants !
Selon vous, utilisons-nous les bons leviers pour rectifier notre trajectoire ?
Grande question. Nous parlons de comptabilité et d’outils comptables. C’est-à-dire que nous sommes en train de demander aux entreprises de mesurer ce qu’elles font et de comprendre l’impact de ce qu’elles font pour elles et pour le reste du monde.
Mais pour moi il doit y avoir plus qu’une simple obligation de publier des informations. La comptabilité doit évoluer mais le droit et la loi doivent aussi évoluer.
C’est vrai que obliger les entreprises à rendre publiques des informations c’est extrêmement important, c’est une obligation de transparence. Mais on pourrait tout à fait imaginer qu’elles publient des informations et que personne ne les lise, où qu’il n’y ait aucune obligation ou incitation à en tenir compte.
Il est donc nécessaire que le droit évolue aussi pour demander par exemple aux entreprises que non seulement elles publient des informations, mais qu’elles engagent aussi sur des trajectoires de réduction. Et ces trajectoires de réduction doivent être des trajectoires de réduction absolue de leurs impacts !
On ne peut pas se dire, par exemple, avant je fabriquais des voitures qui consommaient du 16L/100, maintenant mes voitures consomment du 10L/100 ça y est je suis plus écologique : si je vends 3x plus de voiture, je vais être responsable de la consommation de beaucoup plus d’essence même si mes véhicules sont plus efficaces.
Il s’agit avant tout de s’engager sur des réductions absolues d’impact alors que pour l’instant on travaille surtout sur des réductions relatives d’impact.
Les bons leviers commencent à se mettre en place. Pour moi, on doit se concentrer sur la nécessité d’une économie prospère, en répondant aux besoins de la population, tout en diminuant nos consommations d’énergie, de matière première, et en réduisant de manière absolue nos déchets ultimes et nos émissions polluantes.
Le levier des comptabilités écologiques permet-il le changement des modèles mentaux erronés ?
Il peut y contribuer mais le changement viendra d’un ensemble de mesures. L’évolution des outils comptables va apporter sa pierre à l’édifice, en permettant de mesurer ce qui n’était pas mesuré avant, d’évaluer et d’aider à la prise de décision, c’est à la fois indispensable et insuffisant.
Si vous ne faites évoluer que la comptabilité, et si le droit, la formation, l’éducation, la sensibilisation, n’évoluent pas, ça va être difficile d’amener du changement seulement avec des outils comptables.
La formation proposée par Tek4life, selon vous, permet-elle justement d’ouvrir au changement ?
Ce que je trouve intéressant dans cette formation c’est qu’elle ouvre les yeux sur toute la richesse du domaine de la comptabilité environnementale, de la comptabilité pour le développement durable. On y envisage à la fois la biodiversité, le changement climatique, on présente des exemples qui montrent comment on peut mesurer et conduire le changement.
On y envisage le côté communication externe des entreprises avec la CSRD, les aspects incitation économique, mesure des dommages environnementaux, … On ne fait pas un focus sur la comptabilité carbone comme si c’était la seule solution possible.
C’est une bonne manière de présenter toute la palette des outils de la comptabilité face à tous les problèmes de développement durable auxquels nous sommes confrontés.