Ce 22 mars 2020, un milliard d’êtres humains sont « confinés » en leur lieu de vie. Face à la perception d’un danger de mort individuel et collectif émerge un « universel » inconnu à l’ère contemporaine où des comportements identiques aux mêmes moments et en des lieux différents sont inspirés par l’idée de la valeur. Celle du prix de la vie, en l’occurrence, est impossible à « assurer » parce que le risque encouru à ne pas la protéger est estimé infini en rapport à son bénéfice. Voilà donc une situation extraordinaire où la valeur soumet tout objectif, où la finalité soumet tout moyen. Toute transition est amenée à connaître un tel déséquilibre! Ainsi, la transition écologique va-t-elle modifier la tension entre économie et écologie en « revalorisant » ce à quoi l’on tient, vous, moi, les autres, et le monde! Dans ces nouvelles représentations, la notion de prix sera alors réinterrogée, comme un instrument sans foi ni loi, toujours calculant mais… qui reprendra du sens, voire de multiples sens. La question du « prix juste » et du « juste prix », qui revient régulièrement dans l’actualité, illustre cette dynamique.
Dans une récente interview(1), Emmanuel Faber, le P-DG de Danone, estime que les intérêts des grands groupes doivent s’aligner sur ceux des citoyens et de l’environnement ; et que c’est la condition même de leur pérennité. Aussi, le sujet n’est-il pas « croissance contre décroissance », mais bien celui d’une « autre croissance ». Généralisant son raisonnement, il conclut ainsi : « Nous devons mesurer la croissance avec d’autres externalités, en intégrant par exemple les émissions de CO2 au calcul du PIB. Et payer le véritable prix de l’alimentation. Il est clair aujourd’hui que les modèles financiers ne le permettent pas, mais nous le ferons. C’est un travail de longue haleine et de transformation de tous les jours. »
Concentrons-nous ici sur la notion de « véritable prix » qu’invoque Emmanuel Faber. On comprend sans difficulté la direction que montre cette expression, mais en comprend-on réellement le sens ? La direction indique que les prix constatés sur le marché ne tiennent pas compte des intérêts des citoyens et de l’environnement. Il conviendrait donc de « fabriquer » un autre prix, conforme cette fois à ces intérêts-là. Mais quel est… le sens de ce « véritable prix » ? S’agit-il d’un juste prix… ou d’un prix juste ?
Pour Faber, ce « véritable prix » correspond à un « prix juste », lequel, en incluant potentiellement les coûts engagés pour ne pas dégrader la durabilité des écosystèmes (et sans doute aussi des capacités humaines) (2), souhaite donner au prix une justesse, une sorte de « vérité physique » qui n’a jamais été réellement recherchée. Pourquoi cela ? Parce que les représentations générales de la valeur étant fondées sur l’idée de rareté, cette qualité n’était reconnue qu’au capital financier, et non au capital naturel (pas plus qu’au capital humain et social) ! On devait donc « rembourser » le capital financier que l’on avait « activé », mais pas le capital naturel (ni le capital humain et social). Avec le « véritable prix », prix rationnel parce que… fonctionnel, il s’agirait donc de donner une image moins infidèle du prix, fondé sur la performance des capitaux qu’engagent nos gestes humains et sociaux. Ce serait donc un signal donné au marché sur la direction à prendre pour autoriser factuellement le renouvellement de la performance, et non… la promotion d’un sens quelconque dans la mesure où, a priori, il n’y a pas de dimension morale à cette évolution normative ; bref, il n’y a pas là recherche de justice, mais bien de justesse, d’ajustement !
En effet, l’ajustement du prix ainsi redéfini aurait comme conséquence de construire ab initio un nouveau dispositif de repères provoquant un équilibre entre offre et demande, mais, cette fois à des conditions objectives moins impures et moins imparfaites. S’agirait-il encore d’un « prix du marché », ou bien… d’un « prix contre le marché » ? Laissons ouverte cette interrogation épistémologique, ne serait-ce que pour inviter nos lecteurs à la nourrir ! (3)
Un prix équitable ?
En revanche, écartons d’emblée la confusion que, dans un autre contexte, l’historien Jean-Claude Daumas a bien repérée. Contrairement à la notion de prix juste, la notion de juste prix ne fait pas appel à une « vérité physique » à respecter mais bien au débat politique ; elle n’est pas le résultat d’une norme bâtie sur des contraintes indépendantes des volontés des acteurs ; elle est la manifestation d’un appel permanent à la délibération. En France, elle a réapparu récemment, surtout « pour protester contre la situation des agriculteurs qui n’arrivent pas à vivre de leur travail »(4). Là, il s’agit bien d’un conflit né des modalités de répartition du résultat de l’offre et de la demande, inéquitable aux yeux des agriculteurs, plus précisément d’un conflit interne aux participants à la chaîne de valeur, pour l’essentiel avec les industriels et la grande distribution, et d’un conflit externe du fait des pressions économiques exercées par la société. Et là, seul le débat entre tous les acteurs concernés peut conduire à la formation d’un « juste prix » conventionnel en lieu et place d’un prix qui serait le résultat d’un rapport de force !
Quant à « l’engagement social ou écologique de certains consommateurs/citoyens qui sont prêts à payer plus cher que le prix du marché afin d’assurer au producteur un prix rémunérateur »(5), de quelle intention procède-t-il réellement ? S’agit-il, ici, uniquement de peser sur « le juste prix » (comme le pense Daumas), donc précisément de « signifier » une démarche d’appui solidaire aux intérêts des agriculteurs, ou bien d’en appeler à un « prix juste » qui tienne enfin compte, en amont du marché, d’une image des prix plus fidèle aux conditions physiques d’élaboration des produits ? Ne devrait-on pas voir dans cet engagement à la fois un signe (juste prix) et un signal (prix juste) ? Ainsi que la volonté de participer à la construction d’une société où l’échange doit être mutuellement profitable à toutes les parties dans une économie avec marché (juste prix) et recherche de fonctionnement rationnel au service de la construction d’une cité viable (prix juste) ?
Ces questions s’inscrivent dans une controverse à portée plus large : doit-on dés-automatiser les normes sociales pour laisser aux hommes la liberté de s’accorder sur leur évolution, ou automatiser les normes sociales après les avoir « naturalisées » sur la base de « vérités physiques » ? Quel dépassement est-il acceptable et possible à une telle opposition, et comment ? La réponse n’est pas écrite, mais nous devrions néanmoins comprendre que l’intersection entre désirable et viable n’est pas nulle parce que si exister sans fonctionner est impossible, fonctionner sans exister n’a plus rien d’humain ! La tension entre économie et écologie préfigure un monde qui va nous réserver son lot d’injonctions contradictoires et mettre à jour quelques « méta-controverses » : le signe versus le signal ; le projet politique et délibérant versus la démarche cybernétique et algorithmique ; et, au-delà encore : exister versus fonctionner.
A un moment où certaines entreprises françaises à dimension internationale envisagent d’exercer une responsabilité non plus seulement « sociétale » mais également « morale » (6) en mettant en avant leur souci d’une « utilité sociale » (7). ou bien du développement de « modèles économiques contributifs », ne perdons pas de vue la question du prix juste et du juste prix dont l’histoire, en économie, est déjà longue : elle va souvent revenir dans la perspective de l’évolution nécessaire des « modèles financiers » auxquels Emmanuel Faber faisait allusion (8). Alors, nous devrons… ajuster en pleine conscience nos représentations et nos outils.
Jean-Paul Karsenty, Tek4life
(1) L’Obs, 30 janvier-5 février 2020
(2) …ou bien, dit autrement, pour ne pas dégrader l’efficacité du processus vital, cyclique et fermé, « formance du capital-performance du capital-formance du capital » de ces deux facteurs de production.
(3) Attention, nulle naïveté, toutefois : la réalité des intentions des acteurs est souvent très éloignée d’un tel schéma ! Ainsi, quand certaines entreprises sont guidées par une quête d’optimisation de leurs profits, elles s’octroient quelquefois un pouvoir unilatéral et exorbitant d’ajustement normatif qui n’hésite pas à faire disparaître chez le consommateur tout repère en instrumentalisant l’univers du signal dans le sens d’une hyper-volatilité des prix ; alors, le « juste prix » devient innombrable, chaque fois dédié à un instant et à une personne donnés, et désormais fondé en algorithmique uniquement.
(4) In Le Monde, 4 février 2020, interview de Jean-Claude Daumas, auteur de « La révolution matérielle. Une histoire de la consommation, France XIXe siècle – XXIe siècle », Flammarion, 2018.
(5) Idem, itw de J-Cl. Daumas
(6) Voir la lettre de Novethic, 7 février 2020, l’interview de Patrice Bonnifet, président du Club des directeurs du développement durable.
(7) op.cit., L’Obs
(8) … et pas seulement dans les débats qu’inspirera la consultation publique portant sur l’agriculture, l’alimentation et l’utilisation des fonds européens de la politique agricole lancée par le gouvernement le 23 février dernier !