La transformation des métiers du chiffre : un regard prospectif.

interview orianne champon tek4life

Les commissaires aux comptes et les experts-comptables sont appelés à jouer un rôle important dans la certification des rapports de durabilité, la CSRD, et dans l’accompagnement à leur élaboration. Ces métiers se doivent donc d’appréhender les enjeux de durabilité. 

Orianne Champon, fondatrice de l’Odyssée du Colibri, accompagne les professionnels du chiffre dans cette transformation et les aide à faire le lien entre le financier et l’extra-financier.

Pour analyser l’évolution des enjeux de durabilité au sein des professions comptables, Orianne développe l’Odyssée Lab, avec le Dr. Sena John Ahyee, docteur en science de gestion, et Christine Peres qui facilite les apprentissages de la transition et de l’intelligence collective. Dans cette interview, elle nous livre son regard prospectif sur les métiers du chiffre. 

Orianne, avec l’Odyssée Lab vous venez de conclure une étude au sujet de l’acculturation de la profession du chiffre sur les enjeux de durabilité*. L’objectif principal est de fournir aux cabinets une photographie des connaissances et des leviers qui favorisent les actions sur les sujets de durabilité.

Quelles sont les principales conclusions apportées par ce rapport ?

Aujourd’hui, les experts-comptables et commissaires aux comptes ont un rôle majeur sur les sujets de durabilité. L’étude a pourtant révélé un manque de connaissance qui interpelle fortement. En effet, 58% des répondants déclarent avoir un niveau vague de connaissance.

69% des répondants déclarent avoir une offre RSE dans leur structure, déjà développée ou en développement. Cette offre est perçue comme une opportunité commerciale. C’est d’ailleurs le levier économique qui est le premier moteur de l’accélération du sujet au sein de la profession comptable (pour 84% des répondants).

Lorsque l’offre est déployée, à 49% il s’agit de missions de pilotage : bilan carbone, rapport RSE, … On constate que les connaissances mises en avant par notre échantillon restent d’ordre technique (ex. : formation bilan carbone, reporting CSRD…).

L’étude a mis en avant les deux principaux freins, à la mise en œuvre d’une offre RSE. L’aspect économique arrive en première place, et en deuxième place on trouve le manque de compétences en interne. 

Dans le rapport, il ressort que l’offre RSE des cabinets n’est pas forcément déployée.

Effectivement, les experts comptables ne sont pas proactifs sur l’identification des besoins client : il apparaît qu’ils n’abordent pas le sujet de la durabilité ou de la RSE mais attendent d’avoir des clients en demande du sujet. Et pour le moment, ils sont face à une majorité de TPE PME, possédant un niveau de maturité faible sur les questions de durabilité. 

Le marché de l’expertise-comptable et de l’audit s’est, semble-t-il, développé sur une logique de la demande : si le client ne demande pas, on ne propose pas de mission, on ne prend pas le temps de développer de nouveaux services. 

Pour accélérer la transition écologique il faut qu’il y ait une volonté d’embarquement, de dynamisme. Le rapport Ebemice, qui évalue les besoins en formation pour accélérer la transition vers une économie durable, a mis en évidence 5 compétences clés : collaborer et embarquer, incarner la transition, appréhender les systèmes et la complexité, changer de modèle d’affaires et créer des outils de pilotage.

La 1ère étape pour le cabinet serait d’être dans l’identification des besoins du client par de la sensibilisation par exemple, réussir à comprendre les attentes des clients présents au cabinet pour construire une offre de service.

La volonté d’embarquement sur les sujets de durabilité est-elle impulsée par les managers ?

Le marché de la Durabilité se positionne sur une logique d’offre. C’est un marché émergent, à structurer par le biais de l’acquisition de nouvelles compétences, avec une logique d’investissement sur la « matière grise » du cabinet. Il y a donc un véritable besoin de prendre le temps de former, d’échanger et de débattre sur le rôle « politique » du métier à tous les niveaux de la hiérarchie : collaborateurs, managers et dirigeants.

Cela nécessite des compétences qui ne sont pas toujours présentes ou valorisées dans les cabinets : commerciale, communication, pédagogie, gestion de projet, empathie, esprit critique, etc…

Nous en arrivons donc au levier managérial, qui ne semble pas un levier appréhendé pour intégrer les enjeux de durabilité / la durabilité au sein des cabinets.

En effet, nous pensions au démarrage de l’étude que le levier managérial serait le principal facteur d’intégration de dynamique RSE, notamment pour répondre à l’attractivité, aux besoins des collaborateurs, au développement des compétences, de l’encadrement, à l’instauration d’une dynamique d’offre. Et bien ce n’est pas ce qui ressort de notre étude. 

On voit qu’il y a un engouement sur les sujets de durabilité, les offres existent et sont vues comme des opportunités commerciales. Pourtant la démarche en interne n’est pas conceptualisée. De fait, l’expert-comptable passe à côté de la valorisation de son propre impact sur ses parties prenantes (interne et externe).

Tant qu’une approche globale de la proposition de valeur n’est pas établie dans les cabinets, il sera difficile d’avoir une approche sur la durabilité. 

À ce stade, nous pensons, que cela est dû à une organisation en interne trop silotée, un manque de vision prospective et une réaction sous la contrainte. Nous souhaitons creuser le sujet pour mieux comprendre les facteurs qui faciliteront la transformation.

Les formations proposées par l’Ordre des experts-comptables répondent-elles à ces problématiques ?

En premier lieu, il faut savoir que l’OEC (Ordre des experts-comptables) a dernièrement investi dans la formation grâce à un programme Profession 2030.

Toutefois, nous pensons que la formation n’est pas l’unique clé de la transformation. Elle contribue certes à l’acculturation, la montée en compétences techniques mais ne permet pas d’actionner tous les leviers transformatifs. Lorsqu’une organisation fonctionne en silo, il est aussi nécessaire de monter des ateliers d’expérimentation-action, comme nous le proposons au sein de l’Odyssée Lab. Allez sur le territoire, rencontrer les parties prenantes dans d’autres cadres, faciliter l’échange, le dialogue et l’écoute. 

Si je reprends nos travaux d’études, nous voyons que les répondants mettent en avant des connaissances d’ordre technique, par exemple avec des formations bilan carbone ou reporting CSRD… alors que le sujet de la durabilité nécessite une approche plus systémique autour des 5 blocs de compétences mises en avant par le rapport Ebemice (voir plus haut). 

Se former au bilan carbone, ce n’est pas faire de la RSE. 

Par ailleurs, la question : “Pourquoi je me forme ?” n’est pas toujours posée chez les professionnels. La formation doit être rattachée à une gestion prévisionnelle de l’emploi et des parcours professionnels (GEPP). Chacun au cabinet devrait prendre en main son parcours professionnel et devenir pro-actif sur sa formation au regard de l’évolution des métiers, de l’écosystème.

Vous dites que le reporting extra financier et la comptabilité triple capital restent surtout des conventions dans les métiers du chiffre. Pourquoi selon vous ?

Les fondamentaux de la durabilité consiste à : 

  • Une bonne analyse des enjeux de durabilité, du modèle d’affaire avec les impacts, risques et opportunités ;  
  • Un plan d’action issu d’une analyse des enjeux, pour réussir la transformation ;
  • La mise en place d’un contrôle de gestion environnementale et sociétale qui permet de remonter des indicateurs ; 
  • La sécurisation des données (structurer le système d’information)
  • Rendre compte de la transformation de son activité via le reporting.

Le sujet de fond pour se diriger vers la comptabilité socio-environnementale est de prendre de la hauteur sur le monde qui entoure l’entreprise et de dégager du temps dans l’organisation pour donner les moyens à la transformation. 

Par exemple, l’expert-comptable et son équipe peuvent :

  • Se rendre compte que leur client sont soumis à des crises (crise de l’énergie, crise de l’attractivité/du sens, crise de l’approvisionnement…)
  • Dégager du temps pour réfléchir à l’impact de ses crises dans les activités des entreprises et donc la répercussion dans les chiffres (y a-t-il des coûts cachés, des opportunités non réalisées, des augmentations de charges…)
  • Se former : monter en expertise (contrôle de gestion, enjeu de durabilité, analyse des risques/opportunités, structuration de modèles d’affaires, intervention en mode projet…)  
  • Allouer structurellement du temps dans leur cabinet pour permettre aux équipes de déployer du temps de travail avec d’autres (extérieurs à l’organisation) afin de rendre la durabilité concrète
  • Valoriser en interne les initiatives d’actions, c’est en dire en faire un facteur de réussite
  • Mesurer le retour sur investissement ou encore l’impact (financier ou extra-financier) de ses actions. 

La transformation des cabinets passera par une exigence de transformation des métiers en interne. Cela conduit à transformer les pratiques en s’inspirant des besoins non exprimés des clients au regard des enjeux de durabilité. Au final cela aide le client à transformer sa propre activité. 

Le reporting ou la comptabilité triple capital restent des outils pour l’expert-comptable.

Les métiers du chiffre sont très normatifs. Pensez-vous que le levier de la réglementation et des normes pourrait être efficace pour réussir la transformation ?

Non, pour moi, c’est le levier humain le plus important. 

Ce n’est pas parce qu’il y a une règle ou une norme ou une loi, qu’elle sera respecter. Sur l’autoroute, il y a une loi qui détermine la vitesse maximale, et parfois nous sommes amenés à la dépasser. Les experts-comptables connaissent la loi et pourtant, sans pour autant être complice de fraude, il est possible de rechercher des solutions d’optimisation pour le client. 

La réglementation, la norme sont là pour donner un cadre. 

Pourtant, aujourd’hui certaines d’entre elles ne sont plus valables au vue des enjeux. Et celles qui devraient exister, n’existent pas encore. Parfois les lois ont de l’avance, parfois elles ont du retard. 

En conclusion, l’enjeu est plutôt de se questionner sur comment mon métier peut faciliter la transition écologique ou socio-environnementale (je vous laisse le choix, c’est une question de sémantique)

Les premières questions que je pose aux experts comptables dans mes formations : qui êtes-vous en tant qu’expert-comptable ? Qu’avez-vous envie de faire ? Qu’est-ce que vos collaborateurs ont envie de faire ? Comment vous percevez-vous ? comment vos clients vous perçoivent ? et vos collaborateurs ?

À quoi pourrait ressembler ce métier demain, au vu des enjeux de société ?

Pour le moment, nous sommes dans un pilotage des entreprises très financier, surtout depuis les années 80, 90. Pourtant, de nouveaux systèmes se créent, beaucoup plus collaboratifs, avec l’arrivée d’outils. La vision évolue, toute l’économie en fait : l’économie collaborative, circulaire, … tout cela est en train de se déployer, pas seulement parce qu’il y a des enjeux environnementaux forts, mais aussi parce qu’on a envie d’agir sur nos territoires différemment.

Le système est en train de changer. C’est inévitable. 

Si les experts comptables s’emparent de cette nouvelle valeur qui se créée, et arrivent à la matérialiser, selon moi on change l’économie. 

Les cabinets d’expertise-comptable sont ancrés sur leur territoire, ce sont des acteurs de proximité. Ils font du conseil de proximité auprès des entrepreneurs, qui les reconnaissent comme tiers de confiance et les consultent régulièrement avant toute décision. 

Ils ont donc un rôle à jouer dans la transformation des territoires. Ils ont une forte influence sur le tissu économique. Ils détiennent aujourd’hui la donnée financière. 

Pourtant, les professionnels du chiffre, les dirigeants, et même collectivement, nous n’avons pas forcément conscience qu’ils peuvent être acteurs de la création de la donnée extra-financière qui existe de façon immatérielle pour la rendre matérielle et transformer le système en profondeur, en rendant visible l’invisible.

Les enjeux de durabilité seraient donc l’opportunité de se réinventer pour la profession du chiffre ?

Actuellement, il y a de vrais enjeux avec la facture électronique. Quand je parle avec certains experts-comptables, j’entends dire que les banquiers pourront très bien être les nouveaux acteurs de la comptabilité (par trésorerie) qui permettra d’asseoir l’impôt fiscal et social pour l’Etat. C’est une vision prospective. Donc si on déroule ce scénario, que feront les 22 000 experts-comptables et les 170 000 collaborateurs de la profession ? 

Plus sérieusement, il est intéressant de regarder la pyramide des âges dans les cabinets :

  • 80% des experts-comptables ont plus de 40 ans, dont 51% ont plus de 50 ans 
  • 57% des salariés en cabinet ont moins de 40 ans

Il y a un vrai enjeu de réconciliation des attentes des jeunes générations qui ont compris que les variables du système sont instables, changeantes et nécessitent une forte adaptabilité et des dirigeants de cabinets qui ont construit leur métier sur des bases stables et durables. Arriveront-ils à se remettre en question ?

Ma conclusion, c’est que le métier d’expert comptable est à réinventer dès aujourd’hui, les cabinets d’expertise-comptable ont besoin de nouveaux imaginaires. Ce sont ceux qui arrivent à se réinventer d’ici les 3 à 5 prochaines années, qui seront encore là dans 10 ans. 

Certains pensent qu’il faut miser sur l’IA, sur la digitalisation. Je leur réponds que ce n’est qu’un bout de la RSE, comme le bilan carbone est un bout d’un plan d’action de la RSE. Le sujet est beaucoup plus large. L’IA est un moyen avec tous les risques sociaux et environnementaux que cela génère alors que la responsabilité sociétale est une vision d’un système équilibré et durable. 

L’expert comptable devra être multiple, travailler avec d’autres acteurs, revoir les responsabilités au sein des cabinets, former et partager les compétences, devenir des entreprises apprenantes. 

Les sujets de durabilité posent donc de nombreux questionnements sur le métier. 

Les entreprises qui ont investi dans la durabilité sont 13% plus performantes. L’enjeu est donc d’investir autant dans l’extra financier que dans le financier. 

Le pilotage de la performance globale est donc, selon moi, le nouveau défi de la profession du chiffre pour les cabinets eux-mêmes, afin que cela découle sur une nouvelle façon de répondre aux besoins des clients. 

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